«On ne fait pas d’élection avec des prières »Proverbe québécois

 

Globalement bien maitrisé le fait religieux a pris pied dans deux tiers des entreprises françaises

Le dernier Baromètre du fait religieux en entreprise publié le 5 juillet dernier par l’institut Montaigne montre que deux tiers des entreprises sont désormais confrontées au fait religieux. Un phénomène stabilisé et globalement maitrisé sauf pour une part minoritaire d’entreprises où quand il existe des tensions, elles ont tendance à être en augmentation.

En France, la présence des religions sur le lieu de travail n’est pas un sujet facilement abordé par les chefs d’entreprises et les responsables des ressources humaines. Seules des enquêtes comme ce dernier Baromètre du fait religieux en entreprise de l’institut Montaigne réalisé auprès de 25 000 cadres et responsables des ressources humaines d’entreprises de tailles variées, permettent de prendre la mesure, année après année [1], de l’ampleur d’un phénomène qui touche actuellement deux tiers des entreprises françaises. Des entreprises qui se doivent de garantir à leurs salariés la liberté religieuse au travail tout en veillant à ce que cela n’affecte pas leur fonctionnement.
Depuis 2016, la loi El Khomri contribue à les y aider. En reconnaissant la liberté de conviction aux salariés du privé [2], cette loi Travail permet aux entreprises de restreindre et de cadrer la liberté religieuse sur le lieu de travail par des dispositions légitimes et proportionnelles inscrites dans leur règlement intérieur. De plus en plus nombreuses à s’être dotées d’outils de gestion du fait religieux (règlement intérieur, charte, ...) et à travailler la prise en charge managériale des situations marquées par la religion, ces entreprises peinent encore parfois à en apprécier les cas et à trouver des repères juridiques certains. En dépit de cette loi et de l’abondante jurisprudence française et européenne, les dysfonctionnements, les tensions et les conflits continuent de progresser signale ce dernier rapport.. Ce baromètre fait l’état des lieux de cette situation et vient éclairer la complexité du problème posé aux entreprises par l’irruption du religieux dans le monde du travail.

Trois types de fait religieux

La présence de la religion dans les situations de travail se confirme avec une entreprise sur deux qui déclare rencontrer des situations marquées par des actes, des comportements ou des demandes ayant une dimension religieuse. Trois principaux types de faits religieux ont ainsi été repérés dans cette dernière édition du baromètre du fait religieux.
Le premier type dit « neutres » regroupe des faits qui peuvent être pris en compte sans considérer leur nature religieuse et qui ne sont pas en eux-mêmes perturbateurs. Le baromètre donne l’exemple des demandes d’absence ou d’aménagement du temps de travail ou encore l’utilisation d’un temps de pause pour prier.
Le second type dit « transgressifs » regroupe des faits qui remettent en cause la réalisation du travail et l’organisation comme le refus de réaliser des tâches, de travailler avec des femmes, etc. Un phénomène qui s’est installé dans la vie des entreprises et continue d’évoluer souligne le baromètre dont les indicateurs de dysfonctionnements, de tensions, de conflits, ainsi que ceux de présence de comportements dits rigoristes continuent de se dégrader. Dans une typologie des faits rencontrés qui reste la même que les années précédentes, ces faits ayant une dimension transgressive et dysfonctionnelle continuent de progresser, notamment dans les grandes entreprises, note le baromètre.
Quant au troisième type, dit « invisibles », il regroupe les faits religieux invisibles qui vont de la prière muette, du signe porté mais caché, au renoncement à la pratique dans le cadre du travail.
Parmi tous ces faits religieux, les plus régulièrement rencontrés sont les demandes d’absence et d’aménagement du temps de travail (27 % des réponses) et les signes portés ou présents dans l’espace de travail (vêtements, objets, bijoux, images, etc.) pour 25 % ds répondants. S’agissant des faits les plus problématiques, les comportements négatifs à l’égard des femmes (refus de travailler avec une femme, sous ses ordres, de traiter une collègue femme comme les collègues hommes, etc.) sont présents dans 13 % des situations marquées par le fait religieux.
Il faut ici encore noter que si le fait religieux au travail concerne toutes les religions, le baromètre confirme la prédominance des faits musulmans. L’islam est la principale religion représentée de manière générale (76 %°) et singulièrement dans les situations les plus délicates. Un chiffre sans comparaison avec celui du catholicisme présent dans 20 % des situations et du culte évangélique dans 16 %. Toutefois quelque soit la religion, les faits les plus couramment constatés ou signalés sont les demandes liées aux plannings et au temps de travail et ceux relatifs aux signes religieux, c’est à dire plutôt aux faits religieux de type « neutres ».

Le fait religieux implique autant de femmes que d’hommes

Quantitativement, d’après ce dernier baromètre, le fait religieux est peu genré. La majorité des situations (53 %) implique des femmes et des hommes. Toutefois, il est plus fréquent que les situations soient liées uniquement à des hommes (30 %) qu’à des femmes (17 %).
Les faits religieux féminins sont très majoritairement des faits appartenant à la catégorie « neutres » (demandes d’absence et d’aménagement du temps de travail ou des signes religieux visibles). Ce sont plus rarement des faits appartenant à la catégorie dite « transgressifs » (refus de réaliser des tâches, refus de travailler avec des personnes, etc.). Ces comportements sont majoritairement masculins, notamment lorsqu’il s’agit de prosélytisme et de prières collectives (environ 70 % sont uniquement le fait d’hommes).
Par ailleurs, les faits religieux au travail sont davantage portés par des salariés jeunes et relativement peu qualifiés travaillant dans les secteurs à forte intensité de main d’oeuvre et dans des entreprises plutôt de grande taille. Le baromètre montre que la taille des entreprises est un facteur de multiplication des situations, d’apparition de phénomènes de groupe, d’augmentation de la densité et de la complexité des situations. Selon ses chiffres, les entreprises de plus de 500 salariés concentrent 65 % des situations.

Des faits à forte « densité religieuse » en augmentation

Ainsi deux types de réalité cohabitent en entreprise constate le baromètre : une dans laquelle le fait religieux est banalisé, encadré et géré sans difficultés majeures ou récurrentes, et une autre qui concentre les difficultés et les dysfonctionnements. « La première est encore largement majoritaire, ce qui est très positif, mais la seconde progresse toujours » s’inquiète Lionel Honoré [3] dans sa synthèse du baromètre. Car cette seconde réalité concentre les situations à forte « densité religieuse ». Cette notion, proposée à partir de l’enquête de l’année 2018, mesure à partir d’une série de 11 indicateurs la manière dont la présence du fait religieux a une incidence sur la situation de travail et de management (fréquence du fait religieux, fréquence d’intervention managériale, diversité des faits religieux…). En 2022, cet indicateur était en légère hausse à 23%. Il était de 22 % en 2020 et 2019 et de 19 % en 2018.

La religion de moins en moins bien perçue sur le lieu de travail

Dans ce contexte, la vision que les personnes interrogées ont de la religion au travail se dégrade pareillement. Les perceptions positives des comportements religieux au travail représentaient 64 % des réponses dans le baromètre 2020-2021, elles sont tombées à 53 % en 2022. Cette tendance qui affecte la perception des comportements au travail des salariés pratiquants est mesurée à partir de cinq indicateurs : Les faits et comportements gênent la bonne réalisation du travail ; Les salariés sont de plus en plus revendicatifs ; Les demandes sont individuelles ; Les demandes sont raisonnables ; Les salariés pratiquants savent ce qui est acceptable ou non et adaptent leur pratique. En 2022 et par rapport au précédent baromètre 2020-2021, ces cinq indicateurs se dégradent, traduisant une évolution négative de la perception des comportements au travail des pratiquants de plus en plus regardés avec méfiance. Ils sont ainsi perçus dans la dernière étude comme gênant davantage la bonne réalisation du travail (35 % en 2022 contre 29 % en 2020-202), comme davantage revendicatifs (32 % en 2022 contre 29 % en 2020-2021), ou encore comme moins souvent raisonnables : 66 % en 2022 contre 77 % en 2020-2021.
Les comportements des personnes de confession juives et des pratiquants évangéliques sont le plus souvent perçus comme neutres (respectivement 51% et 56 %). En revanche, les comportements perçus négativement et comme perturbateurs concernent au premier chef la religion musulmane (25 %), loin devant le judaïsme (6 %°) et les confessions catholique et évangélique (8 %).
Il ressort de ces résultats que si la majorité des répondants (70 %) ont comme repère le principe de liberté religieuse et considèrent que cette liberté doit être prise en compte par les entreprises avec comme limite la bonne réalisation, de manière paradoxale, 70 % des répondants pensent aussi que le principe de laïcité devrait s’appliquer dans les entreprises privées, au même titre que dans le secteur public. Dans une vision de la laïcité qui s’apparente à la définition de l’accommodement raisonnable et d’une tolérance limitée et encadrée de l’expression religieuse au travail, ils sont ainsi de moins en moins nombreux à considérer que la liberté religieuse devrait être prise en compte au travail. Le corolaire à cette situation c’est la multiplication des cas de stigmatisation et de discrimination qui touchent tous les pratiquants quelle que soit leur religion. Les musulmans sont davantage concernés, notamment à des moments cruciaux comme l’embauche [4]. De plus en plus de répondants considèrent que, lors de l’embauche, la question de la religion devrait être abordée avec un candidat visiblement pratiquant et que l’entreprise devrait éviter le recrutement de salariés visiblement pratiquants.

Plus d’un fait sur deux nécessite une intervention managériale

Dans les entreprises interrogées lors de cette dernière enquête plus d’un fait sur deux (54 %) nécessite une intervention managériale qu’il s’agisse du traitement d’une demande d’absence ou du recadrage d’un comportement. Selon l’auteur du rapport, Lionel Honoré, cette proportion, stable depuis 2019, traduit un besoin effectif de gestion du fait religieux en entreprise. Or, s’il note que la part des entreprises qui se dotent d’outils de gestion spécifiques progresse régulièrement (les outils les plus souvent mobilisés sont les discussions sur ce sujet lors de réunions d’équipe managériale, la diffusion de consignes à l’encadrement sur la prise en compte des demandes ainsi que l’insertion de dispositions dans le règlement intérieur), il estime qu’elle reste insuffisante. Les formations dédiées ne sont mises en place que par 22 % des entreprises concernées [5] contre 20 % en 2020. Par ailleurs, l’auteur du baromètre constate avec regret que les dispositifs de gestion sont davantage mis en place dans une logique de réponse à un problème que d’anticipation de celui-ci et que trop peu d’entreprises concernées par ces questions ont prévu des dispositions dans leur règlement intérieur. Le baromètre établi ainsi un rapport entre la fréquence du fait religieux et le nombre de dispositifs organisationnels. Ce ratio montre que la présence de 4 à7 dispositifs managériaux font fortement chuter la fréquence du fait religieux dans l’entreprise. Néanmoins, il fait aussi apparaitre que le fait de se doter d’un nombre élevé d’outils ne signifie pas forcément que les pratiques se normalisent et sont de moins en moins problématiques. Le baromètre a souligné que la part des faits religieux transgressifs et dysfonctionnels est particulièrement importante dans les entreprises à forte densité religieuse. Ce sont pourtant elles qui mettent en place le plus d’outils.
Ce dernier paradoxe que soulève le baromètre met en lumière, au niveau de l’entreprise, un réel besoin de connaissances et d’éclairages sur le fait religieux mais aussi la nécessité d’avoir des clefs de compréhension sur l’évolution de la place et de l’expression de la religion au sein de la société afin d’anticiper sur le lieu de travail toutes les situations, même les plus difficiles.

Méthodologie du baromètre : Cette enquête mené par questionnaire a été réalisée entre fin avril et fin août 2022. Elle a consisté en l’administration d’un questionnaire en ligne auprès d’un échantillon d’environ vingt cinq mille cadres et managers exerçant leur activité en France.
L’échantillon sur lequel les analyses ont porté est composé à 50,4 % d’hommes et 49,6 % de femmes. 75 % des répondants à l’enquête exercent une responsabilité managériale d’une équipe pouvant aller de 2 à 350 personnes. Les autres 25 % ont un statut de cadre sans occuper de responsabilité managériale. Quatre vagues de sollicitations ont eu lieu sur l’ensemble de la période. Lors de chaque vague 6000 à 6500 personnes ont été sollicitées. Ce volet quantitatif du travail a été complété par des enquêtes terrain mobilisant des méthodes dites qualitatives et s’appuyant sur la réalisation d’entretiens et l’observation de situations réelles. 1648 questionnaires complets ont été recueillis et après suppression des questionnaires non exploitables, 1148 ont été pris en compte dans l’étude.La population cible est estimée à 4,3 millions de personnes en France. Compte tenu du nombre de questionnaires retenus dans l’analyse, la marge d’erreur est de 2,94 % pour un intervalle de confiance de 95 %.

[1Le Baromètre est édité depuis 2013 et porté par l’Institut Montaigne depuis 2019.

[2Dans les entreprises privées en délégation de service public ainsi que pour les salariés de certaines entreprises privées qui sont affectés à une mission de service public, comme pour le secteur public, c’est le principe de laïcité et l’obligation de neutralité qui s’appliquent.

[3Lionel Honoré, l’auteur de ce Baromètre, est professeur des universités en sciences de gestion à l’Institut d’Administration des Entreprises de Brest (Université de Bretagne Occidentale). Il dirige l’Observatoire du Fait Religieux en Entreprise qu’il a créé en 2012 . Ses travaux de recherche portent sur le fonctionnement des organisations et les comportements au travail. Il est membre du Laboratoire d’Économie et de Gestion de l’Ouest.

[4L’auteur souligne que le présent confirme les résultats d’une précédente étude de l’Institut Montaigne de 2015 : https://www.institutmontaigne.org/publications/discriminations-religieuses-lembauche-une-realite

[5(31 % en cas de forte densité du fait religieux)

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