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- Publié le 25 juillet 2022
Le patriarche Kirill organise le sacrifice de la « Trinité »
La célèbre icône de la Trinité d’Andreï Rublev a quitté la galerie Tretiakov pour la première fois depuis 1917. L’œuvre d’art a été placée pendant trois jours à la Laure de la Trinité - Saint Serge pour la célébration du 600e anniversaire de la découverte des reliques de Serge de Radonège qui s’y est déroulé le 18 juillet dernier. Une manipulation à haut risque patrimonial, culturel et politique.
La semaine dernière l’icône de la Trinité, d’Andreï Roublev, a été transportée à 70 km de Moscou, à la Laure de la Trinité-Saint Serge pour y être exposée du 16 au 18 juillet, trois jours des cérémonies du 600e anniversaire de la découverte des reliques de saint Serge de Radonège.
Dans un mémo daté du 13 juillet, le personnel de la galerie a qualifié ces actions de « malversations », mais l’ordre de Sergei Obryvalin, chef du département de la protection nationale du patrimoine culturel du ministère russe de la Culture, daté du 12 juillet, a été exécuté malgré la protestation unanime des restaurateurs et des gardiens des fonds de la Galerie Tretiakov. Sa directrice, Zelfira Tregulova, a préféré partir précipitamment en voyage d’affaires pour ne pas signer l’ordre de restitution de la Trinité, déléguant cette tâche à son adjoint, Rinat Shigapov.
Si l’icône en très mauvais état résiste à cette épreuve, il ne fait pas de doute pour la Galerie que l’Église orthodoxe russe poursuive ses tentatives afin que ce « retour » soit définitif.
Un chef d’œuvre en péril
Dans les années prérévolutionnaires, il était déjà pratiquement impossible de voir l’image sur l’icône - sous le cadre massif décoré de pierres précieuses, on ne pouvait voir que les visages noircis de trois anges, qui sont apparus à l’ancêtre Abraham comme une révélation du Dieu unique en trois hypostases. La restauration scientifique de l’icône a commencé en 1929 lorsqu’elle a été apportée à la Galerie Tretyakov et a été dirigée par Nikolai Baranov pendant de nombreuses années. Le talentueux restaurateur Nikolaï Baranov en a d’aieurs réalisé une copie exacte, en taille réelle, qui a été placée dans l’iconostase de la cathédrale de la Trinité de la Laure et y est restée jusqu’à ce jour. Par ailleurs, la collection de la Galerie Tretiakov possède une copie extrêmement précieuse de l’icône réalisée au début du XVIIe siècle sur commande de Boris Godounov. Elle a été présentée lors des expositions itinérantes de la Galerie Tretyakov, car elle est bien adaptée au transport.
- L’icône de la "Trinité" de Rublev exposée du 16 au 18 juillet dans la cathédrale de la Laure de la Trinité-Saint Serge
La majorité des nombreux experts russes qui ont travaillé avec l’icône expriment de grandes craintes quant à la fragilité de la « Trinité » originale et ses chances de sortir intacte de cette transhumance. Levon Nersessian, chercheur principal au département d’art russe ancien de la galerie Tretyakov, a déclaré au journal Novaya Gazeta que l’icône est peinte sur différentes planches qu’il est impossible de solidariser fermement. En outre, l’oeuvre picturale est constituée de nombreuses couches multi-temporelles (fruit de « rénovations sauvages » des XVI-XIXe siècles), qui réagissent différemment aux changements de température et d’humidité, ce qui entraîne le décollement de la peinture des panneaux. Levon Nersessian est convaincu que la seule façon de préserver cette œuvre « est de la laisser là où elle est ». Lev Livshits, docteur en histoire de l’art, qui est intervenu en mai lors d’une réunion élargie du conseil de restauration de la Galerie Tretiakov, a encore précisé le péril : « Toute sa structure (l’œuvre d’Andreï Rublev), à commencer par la planche, les levkas [1], la couche picturale, est en état de tension, et tout mouvement imprécis peut donner lieu à des changements imprévisibles de son état ».
Tentatives et tentation
Il y a presque 12 ans, en novembre 2008, l’Église orthodoxe russe avait lancé une première attaque contre le principal monument de l’art russe ancien, son symbole, l’icône Rublev de la Sainte Trinité. Le patriarche Alexis II avait alors exigé qu’elle soit transférée « pour trois jours seulement » à la Laure de la Sainte-Trinité-Saint-Serge, pour laquelle, en fait, l’icône avait été peinte au XVe siècle. Mais la vieille cathédrale [2]de la Laure pré-révolutionnaire, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas un endroit idéal pour la stocker.
- Cathédrale de la Laure de la Trinité - Saint Serge construite en 1422
À l’automne 2008, la communauté du musée s’était alors mobilisée et avait réussi à repousser cette exigence de l’Église orthodoxe russe et de son patriarche. Quelques semaines plus tard, Alexis II est mort subitement. A l’époque, il semblait que la menace sur l’icône était définitivement éloignée.
Cependant, l’année dernière, en préparation du 600e anniversaire des reliques du fondateur de la Laure, Saint Serge de Radonège, le patriarche Kirill est devenu plus actif. Il y a un an, la galerie Tretyakov a eu la force de répondre directement à sa demande (nominalement, elle était signée par le vicaire de la Laure, l’évêque Thomas, qui invoquait la bénédiction de Kirill) d’apporter l’icône à la Laure. Cependant, il y a quelques mois, lorsque la deuxième demande est venue du Patriarcat, la galerie n’a pas pu se défendre. De toute évidence, le rôle décisif a été joué par un changement radical de la situation politique après le 24 février et, par conséquent, par le renforcement de la position du chef de l’Église orthodoxe russe, qui a transformé son organisation en un groupe de combat de propagande qui sanctionne religieusement, sanctifie, les actions de l’armée russe en Ukraine. Le patriarche aurait ainsi obtenu le soutien du chef de l’administration présidentielle russe, Anton Vaino, pour qu’il coordonne la remise de l’icône à l’Eglise.
Il est ainsi clair que le patriarche Kirill qui a longtemps été plus politicien que mentor spirituel, a besoin du déplacement de l’icône à la Laure non pas pour « améliorer la prière », mais pour démontrer sa position dans la hiérarchie politique russe, pour renforcer le poids de l’appareil, ce qui donne finalement au patriarche un sentiment de grande influence et de sécurité.
« S’il y a la Trinité de Rublev, alors il y a Dieu »
Il existe une citation bien connue du grand érudit et martyr Pavel Florensky (1882 – 1937), dont la vie était étroitement liée à la Laure Trinité-Saint Serge (en 1919 il est secrétaire scientifique de la Commission pour la sauvegarde des chefs d’œuvre artistiques de la Laure de la Trinité Saint-Serge et publie des travaux sur l’art russe ancien) : « S’il y a la Trinité de Rublev, alors il y a Dieu ». Ces mots qui peuvent être lus comme un « argument esthétique » de l’existence de Dieu, et pas seulement comme une proposition théologique ou philosophique, font de cette icône la plus grande œuvre de la culture de la Russie médiévale. Mais pourtant il semble impossible de trouver une explication ecclésiastique et canonique à la présence de la « Trinité » originale de Rublev dans la cathédrale de la Trinité de la Laure, à ce qu’aujourd’hui elle doivent être noircie à la lueur des cierges qui brûlent en abondance dans le petit espace de la cathédrale de la Trinité de la Laure et que sa fragile couche de peinture soit détruite par la température et l’humidité.
En général la pratique du culte n’est ni le moment ni le lieu pour regarder et d’étudier des œuvres d’art, aussi précieuses soient-elles. Dans la tradition orthodoxe, il existe une doctrine de la prière que, par exemple, saint Nilus du Sinaï appelle « immatérielle », c’est-à-dire non attachée à un objet matériel ou imaginaire. Saint Théophane le Reclus, qui a vécu au XIXe siècle, explique que « dans la prière, il faut réfréner l’acte de perception sensuelle-terrestre », sinon la prière pure et passionnée est remplacée par une expérience sentimentale, sensuelle, mêlée aux passions et aux émotions humaines. Ainsi, la prière concentrée et la contemplation des icônes sont deux actes complètement différents, dont le mélange est condamné par la tradition orthodoxe. Enfin pas par tout le monde.
La conservation religieuse du patrimoine russe : entre accaparement et disparition
Le sort des icônes et objets sacrés remis par l’État russe à l’Église orthodoxe russe est souvent complexe et confus. Dans les années 1990, les médias ont abondamment parlé de la disparition des icônes koleyn du vénérable Serge de Radonège, transférées du musée de la ville de Serguiev Possad à la Laure, mais aujourd’hui invisibles aux spécialistes et au grand public. D’ailleurs presque toutes les publications les concernant ont disparu de l’internet.
Il ne fait aujourd’hui aucun doute que le but du patriarcat de Moscou consiste à prendre le contrôle total de tout le patrimoine culturel russe d’origine orthodoxe. En ce qui concerne les grands monuments tels que les complexes monastiques, ce programme a été pratiquement réalisé : conformément à la loi de 2010 de M. Medvedev, les monastères Novodevichy et Donskoy à Moscou, le Krutitsky Metochion, le Kremlin de Riazan, la cathédrale de Kazan à Saint-Pétersbourg, le monastère Ipatiev à Kostroma, le monastère Solovetsky et de nombreux autres sites du patrimoine culturel russe de dimension internationale ont été transférés à l’Église orthodoxe russe. À Solovki, l’évêque Porphyre, vicaire du monastère de l’Église orthodoxe russe, a été nommé directeur du musée-réserve local et, dès le premier jour de son mandat, il a signé des actes transférant des centaines de pièces de musée au monastère. Lorsque le Patriarcat a revendiqué le musée de la culture russe ancienne du monastère d’Andronikon, à Moscou, il y a trois ans, il a proposé un lieu de « dépôt d’antiquités de l’église », qui recevrait la partie la plus précieuse de la collection du musée. Jusqu’à présent, les employés du musée ont pu repousser ces revendications, mais l’histoire de la Trinité de Rublev montre que la guerre entre le patriarcat de Moscou et les musées, dont le prix est le sort du patrimoine culturel russe, ne fait que s’intensifier.
[1] Dans le domaine de la peinture d’icônes, les levkas sont le mélange de poudre d’albâtre fine, de sulfate de calcium ou de carbonate de calcium avec de la colle appliquée en couches sur une surface avant de dorer cette surface avec de la feuille d’or ou de la peindre, semblable au gesso.
[2] La cathédrale de la Trinité est la cathédrale principale et le plus ancien bâtiment conservé du monastère de la Trinité, le premier bâtiment en pierre de la Laure. Elle a été érigée par le Vénérable Nikon en 1422-23. " En l’honneur et à la louange de son fondateur, le Vénérable Sergius de Radonezh (1392), à la place de la première église de la Trinité en bois.
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