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  • Publié le 18 février 2020
  • Mise à jour: 21 février 2020

Interview

Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT : Il y a une matrice de la haine et du rejet de l’autre qu’il faut briser

En 2019, les faits racistes et xénophobes ont augmenté de 130 % selon les chiffres du Ministère de l’intérieur. Des comportements racistes aux discriminations envers les musulmans de France, du communautarisme au séparatisme, Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) a accepté de faire pour nous un tour d’horizon des discriminations à l’oeuvre aujourd’hui dans la société française et d’évoquer leurs remèdes.

Le racisme, l’antisémitisme, la haine anti-LGBT, sont-ils réellement en augmentation en France ?
Oui nous sommes dans une tendance à la hausse. Si l’on regarde le phénomène sur le temps long, la poussée antisémite est très forte en France depuis les années 2000-2001, moment de la seconde intifada. Cette première poussée a été suivie d’une seconde en 2014-2015, durant la période des attentats. Après un reflux en 2016-2017, nous avons connu à nouveau une très forte hausse des actes antisémites en 2018 (+74 %). Elle reste très nette en 2019 avec 687 faits à caractère antisémite constatés contre 541 en 2018, soit une augmentation de 27 %. La Dilcrah dispose de multiples indicateurs pour mesurer ces fléaux. Les lignes d’écoute des différentes associations (S0S Racisme, SOS homophobies… ) nous produisent des données. Nous étudions les résultats d’enquêtes sur ces sujets opérées par les sondeurs comme l’Ifop [1] qui font parfois aussi des études de victimation sur des échantillons de population. Et enfin nous disposons des chiffres de la police et de la gendarmerie et là nous travaillons sur des plaintes et des signalements enregistrés. Ce sont des données objectives et non du ressenti.

Et sur les actes anti-LGBT ?
Sur les actes anti-LGBT, nous avons beaucoup moins de recul. La France n’établit et ne publie des statistiques que depuis 2017. Elle est un des rares pays à le faire. En 2017 et en 2018 nous avons recensé un millier d’actes déclarés. Désormais, les victimes d’homophobie n’hésitent plus à se signaler, parfois très résolument pour que leurs plaintes soient prises. Mais je ne pense pas que nous assistons à une poussée des actes homophobes. Notre société qui condamne d’avantage ce type de discrimination est aussi devenue plus tolérante envers les LGBT. Elle a donc dans le même temps créé de la visibilité pour cette population qui se trouve alors potentiellement plus exposée à ce type d’acte.

Toutes ces discriminations sont-elles plus répandues en France que dans d’autre pays ?
Chaque État ayant son propre baromètre basé sur son système judiciaire, le nombre des actes varient d’un pays à l’autre : l’Allemagne a ainsi déclaré 1800 actes en 2019 quand nous en déclarions 687. Cette différence ne rend pas compte des tendances du phénomène dans nos deux pays.
En revanche, ce que l’on note aujourd’hui dans toutes les démocraties occidentales, c’est une poussée très nette des tensions identitaires, de l’extrémisme identitaire ; qu’il s’agisse de l’islamisme politique et du jihadisme avec les attentats, ou d’une montée de l’antisémitisme perpétrés par des suprémacistes blancs dans des synagogues et dans des quartiers juifs aux USA. Avec ces attaques de Synagogue à New-York mais aussi à Christchurch en nouvelle Zélande et en Allemagne, nous sommes définitivement sorti de notre réflexion franco-française sur l’antisémitisme et sur un travail de mémoire qui n’aurait pas été totalement fait pour faire le constat partagé, d’une poussée des extrémismes dans nos pays qui peuvent s’y manifester de manière très différentes.
J’utilise d’ailleurs volontiers l’expression de « vague » à l’échelle européenne et mondiale car le phénomène est à relier à une plus grande ouverture de la société au monde et se répand avec la globalisation économique, la mondialisation des échanges, les migrations. Cette plus grande ouverture créée des crispations et des mouvements de repli sur la nation, voire sur la religion et favorise l’émergence de théories d’extrême droite comme le « grand remplacement » ou la re-migration.

Mais cela se traduit comment au quotidien ?
Il y a trois strates dans le passage l’acte. Le terrorisme théologico-politique, la première, est l’acte le plus violent et le plus manifeste. Dans la seconde se trouvent les agressions physiques ou les dégradations qui sont très importantes dans l’antisémitisme. Quant à la troisième, elle rassemble le quotidien des discriminations : les discriminations à l’emploi ou au logement en raison de la race, de la religion et qui touchent en premier lieu les musulmans de France et les gens de couleur.
Ce sont les petites humiliations qui font les grandes frustrations. Une personne de couleur ayant un diplôme supérieur qui ne trouverait pas de travail et se verrait refuser un logement, on ne peut pas s’étonner de la voir se réfugier dans une forme de communautarisme ou de séparatisme ou d’extrémisme religieux ; et dans tous cas qu’elle ne croit plus en la promesse républicaine. C’est pour cela que nous disons qu’il faut lutter contre toutes les formes et les manifestations de haine sans les hiérarchiser. Je dis souvent qu’il y a une matrice de la haine qui est le rejet de l’autre, le rejet de la différence de la minorité pour se concentrer sur des identités essentialisées et mythifiées comme par exemple « les juifs sont les représentants de la finance internationale ».

Est-ce à dire que les communautés se constituent face au racisme à la fois comme la solution et le problème ?
Nous sommes effectivement passés du racisme purement biologique de la fin du XIXe siècle avec l’idée que certaines races sont supérieures à d’autres (9 % de français le pensent toujours), à un racisme plus culturel. La manifestation d’hostilité envers un groupe en raison de caractéristiques particulières est la définition contemporaine du racisme. C’est d’ailleurs pour cela qu’aujourd’hui ce terme est aussi utilisé à l’égard des religions. Il y a du racisme envers les musulmans, ou envers les tsiganes, ou envers les asiatiques. Cela renvoie à des relations entre communautés et à beaucoup de stéréotypes et de clichés, que, dans une conjoncture difficile et d’interrogations sociale, certains mouvement politique ont tendance à essentialiser : on parle des musulmans, des jeunes, des quartiers. Nous vivons en effet une époque où le mot race reprend beaucoup le dessus pour catégoriser des groupes sociaux. Il y a une formule qui dit « la lutte des races a remplacé la lutte des classes » substituant ainsi au clivage marxiste ouvriers-bourgeois de la première moitié du XXe siècle celui des races discriminées et des races discriminantes. Cette forme de pensée est extrêmement dangereuse car l’on ne regarde plus l’individu ou la structure pour ce qu’ils font mais uniquement pour ce qu’ils sont. C’est une pensée très pernicieuse et dangereuse car on ne parle plus de valeurs communes ou de principes communs, on enferme les gens dans des étiquettes ce qui aboutit à nier les principes de complexité chers à Edgar Morin, les principes de métissage, de créolisation du monde, le fait d’avoir des identités multiples. Ce qui compte ce n’est pas la question de la case dans laquelle on nait mais celle où l’on veut être. C’est cela que j’essaie de défendre et je ne reconnais qu’une communauté, c’est la communauté nationale, la communauté des citoyens. C’est la seule qui politiquement et juridiquement prévaut. Il n’y a aucun droit reconnu à des groupes dans la République. Ces droits sont reconnus à des citoyens tout à fait libres de s’organiser selon leurs affinités culturelles, religieuses, sociales. Si nous ne rappelons pas ce principe de communauté de citoyens, nous ne pouvons pas parler de République.

Mais comment gérer ce changement d’échelle, ce passage de l’individu au groupe, comment vous adressez-vous à eux ?
C’est une question difficile. Si l’on prend le judaïsme français, il est très structuré mais aussi très pluriel avec des mouvements libéraux très dynamiques. Je ne peux pas m’adresser à cette « communauté » uniquement via le CRIF ou le grand Rabbin.
De même, si je prends l’exemple des associations LGBT, il n’y a pas de « communauté LGBT » homogène. Il y a de multiples associations de défense des droits et des victimes, des associations culturelles, sportives, de lesbiennes, de trans, mais il n’y a pas de communauté au sens où il y aurait des représentant avec une homogénéité d’esprit philosophique. Certaines personnes LGBT sont plus militantes que d’autres et sur des sujets comme la PMA ou la GPA, les opinions politiques divergent. La Gay-pride et les marche des fiertés sont des grands moments de concorde, mais cela ne fait pas pour autant des mouvements LGBT des lobbys. L’islam de France est aussi beaucoup plus divers que ce que la majorité des gens croient. Il est important de le redire et de vaincre ces préjugés.

Justement que pensez-vous du rôle des religions et des mouvements inter-religieux ?
Jean-Louis Bianco, le président de l’Observatoire de la Laïcité avec qui nous collaborons régulièrement, m’a confirmé lors d’un récent échange, une tendance de la société française à la sécularisation mais avec des groupes et des minorités de plus en plus religieuses qui vont chercher dans la religion une identité de croyant-pratiquant ou simplement d’appartenance, sans pratique.
Pour être franc, nous n’entrons jamais dans aucune considération sur le dogme des religions et sur leur interprétation. La liberté des cultes et l’interprétation des écritures ne relèvent évidemment pas de l’Etat. Si chaque année, nous intervenons aussi dans « l’amphi des religions » du programme Emouna à Sciences-Po pour présenter notre activité et l’environnement social, politique et institutionnel du phénomène global des discriminations, notre point de départ n’est pas le texte religieux mais le fait que des gens s’en prennent à d’autres en raison de leur race ou leur religion et donc, au fond, le dogme même de la religion nous importe peu.
Mais bien sûr il y a, par exemple, des imams gays et des personnes LGBT musulmanes réunies par exemple dans l’association Shams. Nous travaillons aussi avec l’association LGBT juive, le Beth Haverim, et bien sûr avec l’association LGBT catholique David & Jonatan, la plus ancienne de France. Notre doctrine si je peux m’exprimer ainsi, consiste à les intégrer dans nos problématiques. Nous avons ainsi aidé à ce que le Beth Haverim entre au CRIF car l’association lutte contre l’homophobie au sein du judaïsme français et contre l’antisémitisme dans le milieu LGBT. Ces associations pivots sont très utiles.
L’inter-religieux est un sujet délicat. Que les représentants des cultes se parlent entre eux, qu’ils dialoguent à propos des différences de leurs textes, c’est très bien. Mais ce n’est pas notre raison d’être de travailler sur ce type de dialogues concernant des valeurs religieuses communes. Je considère que l’État n’a pas à s’en mêler.

La République française est-elle capable de s’adapter à ce qui se présente comme une société multiculturelle, d’en préserver l’unité ?
Oui je pense que cela est possible. La situation inverse est celle que Jérome Fourquet de l’Ifop appelle « l’archipel France », une multiplicité d’ilots sans aucune communication. Moi je ne crois pas à cette idée. Il y a dans notre pays de puissants moteurs d’échange entre les citoyens comme le sport, la politique, l’école. Nous sommes un pays où l’on échange, où l’on discute beaucoup plus que dans d’autres. Un pays où le nombre de mariages mixtes sur le plan religieux ou racial est extrêmement plus élevé qu’aux USA et au Canada. Notre pays a également vécu des guerres civiles et de religion. C’est pour cela que cette matrice républicaine et laïque (qui dit au fond que la foi est à renvoyer dans notre sphère privée), j’y tiens beaucoup car elle nous protège tous de beaucoup de choses. Ma conviction est que ce n’est pas parce que le projet républicain est tenu dans un échec relatif, parce que l’on n’a pas réussi à atteindre les ambitions liberté - égalité - fraternité de ce projet, et qu’il s’en conçoit beaucoup de frustrations et d’insatisfactions, qu’il faut l’abandonner.

Alors que vous suggère l’utilisation récente du mot séparatisme – est-il judicieux pour désigner le phénomène de quartiers et de leurs habitants qui vivent en marge de la République ?
La première personne à m’avoir parlé de séparatisme, c’est Jean-Yves Camus qui est membre de la Fondation Jean Jaurès et siège à notre conseil scientifique. Il a évoqué ce terme de séparatisme à propos des États-Unis où certaines communautés ne reconnaissant plus la société américaine, le gouvernement fédéral, les collectivités locales, vivent en autarcie en rejetant tout ce qui leur est extérieur, développe une vision séparatiste du monde.
Je trouve l’importation de cette notion intéressante au sens où l’on peut y trouver des groupes de personnes qui peuvent rejeter des règles communes et tout ce qui peut obliger à une interaction comme l’école, les loisirs, la télévision, les lectures... C’est le mouvement dit séparatiste.
Pour les quartiers que vous évoquez et qui sont en proie une pression sociale et morale extrêmement forte, je trouve que le terme de séparatisme est plutôt bien trouvé. À mon sens, nous avons beaucoup désarmé l’État en privatisant une partie de ses services et des services publics, je pense que le séparatisme se nourrit de tout cela

La revendication des droits et leur affirmation dans l’espace social contribuent souvent à créer de nouvelles discriminations, comment faire ?
Je dis souvent que les combats minoritaires doivent recouvrir des valeurs majoritaires. Nous ne défendons pas les droits des personnes LGBT parce qu’elles sont LGBT mais parce que ce sont des citoyens français et qu’en tant que tels ils ont droit à la liberté, à l’égalité et à la fraternité.

Alors quels sont vos remèdes ?
Notre action est inscrite dans un plan national triennal qui a quatre objectifs : Lutter contre la haine sur internet, éduquer contre les préjugés, protéger les citoyens et accompagner les victimes, et enfin investir des nouveaux champs de mobilisation.
Bien sûr, à la base de ce plan de lutte, il y a l’application de la loi, et il faut le souligner, nous avons de très bonnes lois en la matière.
Au-delà, il faut évidemment investir d’autres champs comme l’éducation pour casser les préjugés et les stéréotypes, pour la lutte contre l’obscurantisme. Avec les services de Jean-Michel Blanquer, nous avons conçu des programmes sur des lieux de mémoire, créé des formations pour les professeurs et des équipes dédiées à ces sujets. Et comme nous avons désormais peut-être une petite avance sur les problèmes, et donc également une petite avance sur les solutions, beaucoup de délégations étrangères demandent à nous rencontrer pour découvrir et utiliser notre expérience. La France fait partie des rares pays qui ont déployé une politique publique de lutte complète dans le domaine de l’éducation et du sport. Tous ceux qui rencontrent des difficultés face à la discrimination viennent nous voir. Je pense à la Suède ou aux israéliens, mais aussi aux américains aux prises avec le suprématisme blanc qui nous consultent sur nos méthodes pour combattre les idées et les groupes d’extrême-droite, et aux responsables allemands intéressés par notre action en matière d’éducation sur l’internet. Avoir une structure dédiée, comme la Dilcrah, témoigne de la prise de conscience de l’État français sur ces sujets et de sa volonté de faire et pas simplement de dire. Je pense qu’il faut le saluer.

[1Voir notre article sur le sondage Ifop réalisé en novembre 2019 pour la Fondation Jean Jaurès et la Dilcrah.

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