«On ne fait pas d’élection avec des prières »Proverbe québécois

 

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  • Publié le 9 septembre 2020
  • Mise à jour: 1er février 2021

Regard philosophique sur la récitation du « Triple refuge » l’acte de foi bouddhiste

Le monde compte des centaines d’écoles bouddhistes. Elle se classent en trois branches principales, ou courants, apparus au fur et à mesure que les disciples moines et laïcs du Bouddha Shakyamuni ont essayé de discerner, après sa mort, la véritable intention de ses enseignements. Du point de vue de la doctrine, ces trois courants, Theravâda (Sud-Est Asiatique), le Mahâyâna (Inde, Chine, Japon), le Vajrayâna (Tibet) se distinguent par leur vision du Bouddha, leurs textes de référence (le ’canon’) et la ’Voie’ qu’ils proposent - c’est-à-dire les pratiques particulières qui en découlent. Mais toutes ces écoles ont un « lieu » commun de reconnaissance et d’appartenance : il s’agit de la récitation de la triple prise de refuge qui a pour base la locution « je prends refuge dans  », dans chacun des trois Trésors du bouddhisme : le Bouddha ; le Dharma ; le Sangha.
La formulation de chaque phrase qui répète un « Je » (« je prends refuge dans » parfois aussi énoncé sous « je mets ma confiance dans »), suggère la forme du credo chrétien. Mais nous n’avons pas affaire ici au lexique religieux du type « je crois » de la profession de foi mais à un lexique plus polyvalent qui hésite entre l’aveu et la déclaration, on pourrait même dire que cela nous situe dans l’aspiration à …. Cette formule atteste-t-elle d’une foi ou bien affirme-t-elle l’existence d’objets de foi ? S’agit-il d’asserter des vérités, de les communiquer, de les professer, de faire un acte de discours ou bien le Tisarana est-il pour les bouddhistes l’acte de faire foi, le moyen ou le lieu pour faire advenir des vérités, celles de l’Éveil ?

En introduction de ce propos sur le Triple Refuge, nous voulons indiquer que c’est une autre écriture bouddhique figurant dans les documents d’un séminaire de philosophie sur le thème religion-assertion et sur la pensée de J-L Austin et de son ouvrage Quand dire c’est faire [1], qui nous a soufflé l’idée de cette réflexion, de la comparer au Tisarana en tant qu’acte de foi. Il s’agit de la formulation « Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā » qui conclut le Sûtra du Cœur, l’un des sûtra (Écritures) les plus importants du courant Mahâyâna. La traductions du sanskrit en français de cette phrase est : « Aller, aller, aller au-delà, au-delà du par delà, vers la rive de l’Eveil » ( svāhā est un mot de sanskrit védique littéralement intraduisible signifiant : qu’il en soit ainsi). Elle traduit un des concepts de base du bouddhisme : la paramita qui est la vertu porteuse de l’énergie nécessaire pour « atteindre l’autre rive » (param = autre rive, et ita, atteindre). L’autre rive peut avoir des interprétations différentes selon les courants : nirvana, [2] dépassement du samsara, bodhéité, accession à la neuvième conscience. La pratique des paramitas est généralement considérée comme une voie, celle de l’Octuple noble chemin [3]. La liste des paramitas la plus courante en comprend six : don, observance des préceptes, patience, persévérance, dhyana (concentration-méditation), prajna (sagesse), mais d’autres pratiques selon les traditions en comptent quatre ou dix.

Cette dernière phrase du Sûtra du Cœur est comme le sûtra tout entier un enseignement. Elle se présente à la fois comme un acte de discours et comme un mantra. En effet, dans la structure habituelle de l’écriture des sûtra [4], la ou les phrases qui le concluent prennent toujours la forme d’une invocation, d’un mantra qui fonctionne comme le sûtra lui-même, c’est à dire comme comme un aphorisme, et résume son principe, son enseignement.

Avec ses deux exhortations « aller », « Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā » se présente d’un côté sous la forme d’un mantra, d’une incantation à la sagesse pour l’atteinte de l’Eveil (bodhi svāhā qui a la notion de « qu’il en soit ainsi » indique et affirme le résultat, le sort réservé à celui qui l’exécute) ; et de l’autre, sous celle d’une injonction ou d’un commandement. Dans ce sûtra (comme dans tous les sûtra), Bouddha s’adresse en professeur à ses interlocuteurs, ici Shâriputra, premier de ses disciples et considéré comme le plus sage. Il y produit un acte de discours. Il professe et communique des vérités. On voit ainsi apparaître l’inclusion de deux régimes de discours entre le « dire c’est faire » (et obtenir) de l’énonciation du mantra, un performatif, un perlocutoire, et celui de l’affirmation sous forme d’injonction : ici, l’acte de faire, une performance, là un acte de discours. Leur distinction se trouve dans une unité de temps et d’action et de lieu, c’est à dire dans l’épisode relaté par écrit ou lu de cette prédication du Bouddha, le Sûtra. Alors comment qualifier l’action de Bouddha ? Est-elle, au sens de J.L. Austin, un acte performatif ou juste un acte constatif (je constate, je décris et affirme quelque chose), ou les deux ? Pour nous aider à répondre, Jacques Derrida pose cette même question dans L’Université sans condition à propos de l’action du professeur d’université. Il y expose en guise de réponse que l’action de professer faillit dans l’indéterminé et que l’acte performatif tout comme l’acte constatif faillissent dans l’indéterminé. L’université n’échappe pas à l’évènement, elle n’est pas en dehors du monde veut-il dire. Elle n’échappe pas à l’indéterminé, à la contingence. Il en va de même pour cette dernière phrase du Sûtra du cœur et pour le sûtra tout entier . Il ne peut « échapper à l’évènement, à ce qui arrive » [5] : à être ignoré, à ne pas être lu, ou lu et mal compris : un grand nombre d’écoles bouddhiques ne se réfèrent pas au Sûtra du cœur et leurs membres n’auront jamais l’occasion de lire et encore moins de prononcer cette phrase.

Mais l’eussent-ils fait ou non que pourrait-on en dire ? Poser cette question revient à nier, à notre tour, la distinction entre ceux qui pourraient le lire et ceux qui pourraient ne pas le lire, et donc en dépassant cette distinction accepter l’idée d’un nécessaire indéterminé comme réponse à la question : à qui s’adressent les sûtras ? La réponse se trouve dans la terminologie bouddhiste qui substantifie beaucoup les concepts doctrinaux. Ici, la réponse est le mot sanscrit Sangha, un substantif masculin qui désigne la communauté des êtres humains incluant bien entendu celle des moines et des fidèles ou pratiquants bouddhistes. Le Sangha représente ainsi le lieu où s’enseigne et s’expérimente la doctrine essentielle bouddhiste de la souffrance et de l’impermanence. C’est à ce titre, que le Sangha est le troisième des trois Trésors ou Trois Joyaux du bouddhisme évoqué dans le Tisarana que nous allons étudier maintenant.

Le lieu du refuge : les Trois Trésors

Pour poursuivre notre analyse, il nous faut définir le cadre dans lequel s’inscrivent les Trois Trésors, c’est à dire la versions choisie et la pensée bouddhique qui le sous-tend.
Tout d’abord, la formule du Triple Refuge que nous utilisons pour notre travail est le Tisarana (pali) qui appartient à la tradition Théravadâ mais qui est également en usage, indépendamment du pays d’origine, dans les autres courants Mahâyâna et Vajrayâna et dans toutes les langues. Elle est récitée lors de l’initiation bouddhiste et ensuite à chaque pratique (prière), ou même psalmodiée longuement comme un mantra dans certaines traditions.
En ce qui concerne nos références doctrinaire et philosophique, par sensibilité personnelle notre approche du bouddhisme s’inscrit dans le courant Mahâyâna et plus particulièrement d’une école japonaise, la Nichiren Shu, et notre approche philosophique est celle de la philosophie japonaise contemporaine de l’école de Kyôto et de Nishida Kitarô [6]. Mais précisons qu’en dépit de cette référence, le sanskrit reste cependant la référence pour exprimer les concepts du bouddhisme, comme le grec et le latin le sont pour la philosophie antique et moderne. Donc du point de vue de la doctrine, notre propos se développe donc selon un courant de pensée qui attribue la nature de Bouddha à tous les êtres vivants, le Sangha [7],tous capables de s’éveiller et d’éveiller les autres. Cette ontologie qui a « privé » les moines de ce privilège fait droit au principe d’impermanence, qui avec la notion de souffrance fonde la doctrine bouddhisme et que nous allons tenter de préciser philosophiquement.
Si l’on devait qualifier philosophiquement en une phrase la pensée bouddhique, nous dirions qu’elle est au plus loin de la recherche métaphysique d’un fondement en fonction du principe de raison. Car tout à l’opposé du principe de « raison suffisante » de Leibniz qui affirme que « jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c’est-à-dire qui puisse servir à rendre raison à priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon », dans le bouddhisme règne le « principe de raison insuffisante ». Que ce soit pour l’être en général ou pour chaque étant en particulier, il n’y a pas de raison ou cause principielle de son être. Il n’y a, en tous les cas, pas de connaissance possible d’une telle cause première. Le scepticisme bouddhique conduit à considérer tout savoir du monde comme un « non-savoir » (avidyâ en sanscrit). Le bouddhisme procède ainsi à une déconstruction du monde objectif tel qu’il est perçu par le bon sens et le sens logique, afin d’ouvrir une attitude de non-savoir lucide, de consentement au vide ontologique foncier de la réalité. Mais cette déconstruction du monde objectif est animée par une visée sotériologique : il s’agit de se convertir, se détourner de l’attitude habituelle, rivée au monde objectif et relatif du quotidien, afin d’atteindre une vérité plus haute. C’est donc d’une quête de l’absolu qu’il s’agit, mais d’un absolu qui ne peut être saisi conceptuellement, qui est au-delà du discours. Le registre est manifestement bien religieux mais pourtant le propos du bouddhisme – notamment mahâyâna - est paradoxalement d’établir l’équivalence entre l’inconditionné (l’absolu) et le conditionné (le monde relatif des faits d’expérience). Il exprime cela en parlant de l’identité du samsara (comme nous l’avons déjà indiqué, le monde matériel-conditionné des besoins) avec le nirvana (également évoqué précédemment comme le mode d’être dans lequel tous les besoins et toutes les conditions sont éteints). Cette identité au sens de l’équivalence ou de la non dualité, le bouddhisme en fait un principe du cosmos qu’il caractérise en tant que l’« interpénétration réciproque » de toutes les choses. Le miroir de l’identité rassemble toutes les choses en lui et chaque élément contient une parcelle du Dharma (ordre cosmique ou Loi). Tout ce qui est, possède en soi la nature du Bouddha. Saisir cette vérité paradoxale est le propre de l’illumination. Cette tournure d’esprit bouddhique se retrouve en particulier au sein de la doctrine bouddhique dans un enseignement spécifique de Nâgârjuna  [8] : la « vacuité ». Profondément sceptique quant à la possibilité de soumettre la réalité à une appréhension conceptuelle adéquate, Nâgârjuna développe un véritable phénoménisme et, dans une certaine mesure, un relativisme sceptique. L’idée principale à la base de celui-ci est qu’il n’y a pas d’en-soi substantiel des choses. Il est faux d’affirmer l’existence des choses si ce n’est comme purs phénomènes ou représentations mentales. En soi, les choses sont « vides » : sûnya. Elles ne sont donc ni existantes, ni non existantes. Elles sont comme un voile, mais derrière lequel... il n’y a rien qui persiste dans son être. Le phénoménisme de Nâgârjuna ne trouve pas comme chez Kant par exemple un fondement dans le sujet connaissant : non, ici les pensées et représentations du sujet sont réduites à de purs phénomènes transitoires - de manière tout aussi radicale que le sont les objets du monde extérieur. Ce qui permet de soutenir la doctrine du devenir des phénomènes, c’est en premier lieu, bien évidemment, la notion de sûnya, le vide, posant qu’il n’y a rien derrière les phénomènes qui les retienne d’évoluer et de changer. Mais c’est aussi, en deuxième lieu, la doctrine de la production conditionnée (en sanscrit : pratîtya-samutpâda). Cette dernière énonce que toute chose, toute occurrence du monde, toute pensée – en tant qu’elles se réduisent à leurs manifestations phénoménales - sont le résultat, la suite logique, l’effet d’une conjonction de toute une série d’autres choses qui en sont la cause, la condition, la raison d’être. Les phénomènes eux-mêmes ne sont qu’une occurrence éphémère et dont toute l’existence repose sur la chaîne d’occurrences qui les précède. Rien n’existe en soi et par soi : toute chose dépend de sa relation à ce qui la conditionne. En somme, la réalité - plutôt qu’un conglomérat d’éléments (agrégats, entités ou atomes) n’est qu’un tissu de relations. L’Éveil correspond à l’atteinte de cette dimension de conscience qui est au-delà de l’exprimable. Mais l’Éveil indique aussi une saisie de la réalité dans l’ici et maintenant de son être-tel le plus immédiat et concret, « une pure expérience » de ces relations toujours changeantes et impermanentes. L’Éveil est donc le lieu d’un éveil à soi en tant que sujet et lieu de l’expérience : un en soi-même. Il n’y a plus de dualité entre sujet et objet, tout au moins la conscience est préalable à cette dualité.

Ainsi d’un point de vue ontologique, l’Éveil se présente comme le réceptacle des Trois Trésors - Bouddha le premier d’entre eux n’en est pas le principe créateur il en découle, car l’Eveil manifeste l’existence du second Trésor, le Dharma [9], qui révèle la nature du Bouddha dans le Sangha, le Troisième Trésor. Prendre refuge dans les Trois Trésors c’est s’éveiller à cette triple réalité.

La triple prise de refuge : un performatif

Dans le Tisarana pali reproduit ci-dessous, il faut signaler l’existence d’une variante (moins courante) de la traduction française proposée : «  je prends refuge dans » est parfois remplacé par « je mets ma confiance dans » et singulièrement lors de la cérémonie d’entrée solennelle dans la communauté de ceux qui suivent l’enseignement du Bouddha, envisagée comme un pacte entre le requérant, qui affirme sa confiance, et le Bouddha, qui assure de sa protection. Nous le signalons sans pour autant affirmer la régularité [10]. Une certaine souplesse linguistique et culturelle est d’ailleurs une caractéristique du canon bouddhique. Ainsi dans certaines écoles du sud-est asiatique, le Tisarana se compose de la première stance reproduite trois fois à l’identique, sans numération de la répétition comme elle est publiée ci-après. Il y aurait dans le choix délibéré de cette pratique, sans chronologie marquée de la répétition, une affirmation du principe d’impermanence.

Buddhaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Je prends refuge dans le Bouddha).
Dhammaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Je prends refuge dans le Dharma).
Sanghaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Je prends refuge dans le Sangha).

Dutiyam pi Buddhaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Pour la deuxième fois, je prends refuge dans le Bouddha).
Dutiyam pi Dhammaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Pour la deuxième fois, je prends refuge dans le Dharma).
Dutiyam pi Sanghaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Pour la deuxième fois, je prends refuge dans le Sangha).

Tatiyam pi Buddhaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Pour la troisième fois, je prends refuge dans le Bouddha).
Tatiyam pi Dhammaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Pour la troisième fois, je prends refuge dans le Dharma).
Tatiyam pi Sanghaṁ saranaṁ gacchiāmi. (Pour la troisième fois, je prends refuge dans le Sangha).

Au sens commun, le mot refuge évoque un lieu sûr et instantanément, pour beaucoup l’abri de haute montagne, là où l’on se met en sûreté pour échapper au danger de l’orage ou de l’avalanche qui menace, à un ennui. Le refuge est alors également l’échappatoire à laquelle on recourt pour se dérober devant une réalité physique et psychologique embarrassante. Dans le premier cas l’action usuelle est de trouver refuge et dans le second cas de prendre une échappatoire, d’emprunter un chemin dérobé pour éviter l’embarras. Si l’expression « trouver refuge » suggère un réconfort libératoire fortuit, « prendre refuge » est du point de vue du style comme de l’idée, un geste inconfortable, un acte volontaire mais contraint. Au surgissement qui caractérise l’action de trouver, s’oppose la nécessité de prendre, de réagir au déterminé comme à l’indéterminé, de s’en saisir ou plutôt de les saisir dans l’instant, dans leur immédiateté, dans leur succession, comme deux aspects distincts et indissociables, constitutifs du réel, du vécu. Ce qui est évoqué ici c’est le principe de l’impermanence développé plus haut et qui donc s’érige en loi dans le bouddhisme pour exprimer la réalité du monde saisie par nos sens et nos facultés.
On aura ainsi justifié de l’utilisation du verbe « prendre », mais pour mieux se poser la question : Où pouvons-nous trouver refuge ? En général nous trouvons refuge dans une vérité ultime car aucune vérité relative n’offre de vrai refuge au corps et à l’esprit. Pour les bouddhistes, la vérité ultime est atteinte dans l’Éveil. C’est le seul espace authentique. Le Tisarana n’est pas une échappatoire à la réalité mais au contraire la volonté de saisir la réalité pour agir dessus. Prendre refuge est une façon de reconnaître pour le pratiquant que sa vie ordinaire, telle qu’elle est habituellement perçue, est pleine d’angoisses, d’insatisfactions et parfois de pure souffrance. Tout pratiquant bouddhiste aspire donc à atteindre la boddhéité pour s’en libérer. Il y œuvre par ses actes (compassion, joie,...), par ses récitations-méditations et par ses offrandes. Réciter la triple prise de refuge dans les Trois Trésors, dans le Bouddha, dans ses enseignements et dans la communauté qui regroupe ceux qui ont réalisé ces enseignements, en est le point de départ et le point d’arrivée. C’est aussi suivre le dharma en tant que règle et donc respecter la tradition.

Si l’on examine les trois stances du Tisarana, il va de soi que chacun de ses énoncés est un performatif. Au sens de J.L. Austin, ce sont des « speach act ». Les phrases prononcées par l’impétrant, et quotidiennement par les pratiquants (moines ou laïcs) sont des actes locutoires. Elles disent quelque chose de celui qui les énonce, qui lui-même en les énonçant accomplit un acte : l’impétrant rejoint la tradition bouddhiste et les pratiquants la perpétuent ou l’actualisent. Ils font donc ce que J.L Austin désigne comme un acte illocutoire mais également perlocutoire en tant que cet acte donne lieu à des effets et à des conséquences. Si celles-ci sont manifestes pour l’impétrant puisqu’il devient factuellement et formellement bouddhiste, elles restent plus obscures aux pratiquants selon qu’ils soient moines ou de simples fidèles. En effet, pour eux l’acte de langage n’est pas forcément suivi d’une rétribution immédiate : il y a de l’entrée dans la voie jusqu’à l’Éveil, de nombreuses étapes intermédiaires de progression.

Même si ce ne sont ni une prière dans le sens d’une demande à exaucer, ni une promesse formelle, ces phrases font cependant partie d’une liturgie. Elles sont conventionnelles. L’acte de langage de l’impétrant prend ainsi la forme d’une attestation de foi, d’une profession de foi (d’où la variante francophone, notamment utilisée en Suisse, plus explicite : je mets ma confiance dans). L’impétrant, par le fait de prononcer le Tisarana, devient Bouddhiste. Son acte de langage est sans conteste un perlocutoire car il ne connait pas d’échec dans son résultat. Mais, et c’est l’une des difficultés de la pensée d’Austin, il prend ici aussi la forme d’un acte de langage constatif, d’une affirmation classique qui décrit une situation de vérité, d’un engagement de vérité. Le « je prends refuge dans » de l’impétrant sous-entend effectivement « il est vrai que », sinon il n’y aurait pas de possibilité de tenir cette cérémonie d’initiation si l’impétrant ne tenait pas comme vrai ce qu’il dit. On a alors aussi affaire ici à une assertion performative au sens que donne P.F Strawson dans son texte, La Vérité [11]. Quant aux pratiquants, en disant (chantant) le Tisarana lors des pratiques quotidiennes, ils accomplissent un acte illocutoire, une actualisation de foi qui n’est toutefois pas exempte d’un possible découragement, d’un manque de ferveur et donc de l’échec. Dans Dire c’est faire, après avoir institué les trois formes de performatif : locutoire, illocutoire et perlocutoire, J.L Austin s’attache surtout à l’illocutoire, reconnaissant en lui l’acte ou le « faire » essentiel de la parole. L’échec de l’accomplissement dans l’acte de langage est finalement ce qui distingue chez lui l’acte illocutoire de l’acte perlocutoire. Pour lui l’acte illocutoire n’est pas vrai ou faux (c’est d’ailleurs une controverse qu’il entretient avec P.F Strawson et son texte La Vérité), mais bien plus un acte heureux (ou malheureux). Le « je prends refuge dans » du Tisarana, ne le désavoue pas sur ce point. Il n’est pas évalué en fonction de sa vérité mais de sa sincérité, en l’occurence toujours heureuse pour le pratiquan bouddhiste.
Pour conclure, revenons à « Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā ». Cet enseignement du Bouddha devient performatif quand celui qui le reçoit le répète. Soumis à cette contingence, c’est un perlocutoire en attente de réalisation, de la manifestation de l’Éveil. Cela nous renseigne donc sur l’essence même des mantra bouddhistes et leur nature à faire advenir dans l’ici et maintenant les vérités qu’ils professent et assertent.

Bibliographie pour aller plus loin :

  • J. L Austin, Quand dire c’est faire, Seuil.
  • Philosophie du Langage : Signification – Vérité – réalité, Textes réunis par B. Ambroise et S. Laugier, Vrin.2009
  • Philosophie japonaise, le néant, le monde et le corps, Textes de philosophie japonaise réunis par M Dalissier, S. Nagai et Y. Sugimura – Vrin. 2016
  • Bernard Stevens, Invitation à la philosophie japonaise, CNRS éditions – 2005
  • Reverend Ryuei McCormick, Fleurs du Dharma, Traduction Isabelle Kolitchef, Persée - 2011
  • Dictionnaire des termes bouddhique du site www.Nichiren-études.net

[1Dans cet ouvrage J-L Austin (1911-1960), professeur, à Oxford et qui fut l’une des plus éminentes figures de la philosophie du langage ordinaire soutient que certains énoncés « sont » en eux-même l’acte qu’ils désignent. Lorsque le maire prononce la formule rituelle « je vous marie », il marie par la seule énonciation de cette phrase, idem pour un baptême ou une promesse. Ces énoncés particuliers qui constituent par leur profération même ce qu’ils désignent, Austin les nomme des « performatifs » qui se subdivisent en trois classes ou actes : locutoire (énoncer), illocultoire (ce qui est rendu manifeste ou accompli en énonçant), perlocutoire (ce qui est produit en énonçant, le résultat, la parole suivi d’effet). Nous espérons que notre propos éclairera un peu plus le lecteur sur cette courte définition.

[2Étymologiquement, en sanskrit, nirvana (nibbana en pali) signifie l’extinction du souffle et par conséquent la disparition, la mort au sens de l’extinction permanente, sans début ni fin, de la souffrance, la sortie définitive du cycle vies/morts (réincarnations au sens du brahmanisme) du samsara. Cela représente l’Éveil. Mais lorsqu’il a atteint l’Éveil, le Bouddha a renoncé au nirvana pour pouvoir enseigner la bodhéité aux autres. On en est donc venu à appeler nirvana un état de sérénité imperturbable qui dure jusqu’à la mort de l’Éveillé et à parler de la mort du Bouddha comme du parinirvana, nirvana définitif.

[3Dernière des Quatre nobles vérités exposées par le Bouddha Shakyamuni dans son premier sermon au Parc aux daims de Bénarès, après avoir atteint l’Éveil. Après la vérité de la souffrance, sa cause et son origine, cette quatrième vérité est celle de l’extinction de la souffrance, elle détaille le chemin pour opérer définitivement cette extinction.

[4Le mot sûtra (en Sanskrit) ou sutta (en pali), qui désigne un texte d’enseignement du canon bouddhique, signifie ’fil’, car aucun des différent ne se suffit à lui seul et qu’ils doivent être lus dans leur ensemble, comme autant de fils composant le "tissu" de la doctrine. À l’époque de Shakyamuni, la mise par écrit était réservée au commerce, les textes sacrés étaient appris par cœur et transmis oralement. Ainsi les grands sûtra du courant Mahâyâna ont été mis par écrit plusieurs siècles après la disparition du Bouddha, entre le Ier siècle av. J.- C. et le VIe siècle ap. J.- C. C’est le cas du Sûtra du Coeur (Sutra de Perfection de la Sagesse).

[5Jacques Derrida, L’Université sans condition, Galilée, p.24

[6Nishida Kitarô (1870-1945), représentant le plus célèbre de l’école philosophique de Kyôto qui consacre l’introduction au Japon de la philosophie occidentale, héritée de l’Ère Meiji.

[7À distinguer du Sangha bouddhique, la communauté des bouddhistes.

[8Nâgârjuna est un lettré bouddhiste de l’Inde du sud qui vécut probablement entre 150 et 250. Il est l’auteur du Madhyamika-karika, ouvrage fondamental de la Voie du milieu. Sa philosophie appelée la doctrine Madhyamika (École du milieu) est à l’origine de huit écoles : Kusha, Jojitsu, Ritsu, Hosso, Sanron, Kegon, Tendai et Shingon.

[9Dharma, terme sanskrit, vient d’une racine qui signifie « porter », « tenir ». Il existe deux sens principaux : 1) L’enseignement du Bouddha, souvent traduit par Loi ou Doctrine. ; 2) Les phénomènes tels qu’ils nous apparaissent, « ce qui maintient sa propre identité » ; multiples dharmas = tous les phénomènes. Mais dharma peut également signifier : Les objets de l’esprit, les règles : l’ordre moral qui oblige chacun à suivre son chemin ; prise de vœux spirituels et enfin les traditions religieuses (ordre social).

[10La cérémonie de la prise de refuge remonte à l’époque du Bouddha. Lorsqu’il parcourait le nord de l’Inde, il rencontrait beaucoup de personnes qui lui demandaient conseil. À la fin de la plupart de ces discours, il était dit : « À partir de ce jour, et jusqu’à ma mort, je prendrai refuge dans le Bouddha, dans le Dharma, dans la Sangha. ». La prise de refuge est ainsi le commencement de la voie bouddhiste.

[11Philosophie du Langage : Signification – Vérité – réalité, Textes réunis par B. Ambroise et S. Laugier – P.F. Strawson, La Vérité, Vrin, p 247.

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