Sondage
Une étude LICRA - Ifop montre les lycéens majoritairement favorables au port de tenues religieuses dans les lycées publics.
À l’occasion du numéro spécial de Droit de Vivre consacré à la laïcité, la LICRA a commandé à l’Ifop une enquête permettant de mieux cerner la place que les lycéens accordent aujourd’hui à la religion, le sens qu’ils donnent à la laïcité dans l’enceinte scolaire mais aussi leur point de vue sur le droit de « blasphémer » à la manière d’un journal satirique comme Charlie Hebdo. Pour la première fois, une étude montre que les lycéens sont majoritairement favorables au port de tenues religieuses dans les lycées publics. Dans ces conditions, comme l’écrit François Kraus, directeur du pôle « politique / actualités » au Département Opinion de l’Ifop, dans son commentaire de l’étude : « il est difficile de ne pas avoir des doutes sur la pérennité de la loi de 2004 ».
Au regard de cette enquête menée auprès d’un échantillon représentatif d’un millier de lycéens - constitué à partir des dernières données ministérielles (RERS 2020) -, la population scolarisée dans le second cycle du second degré apparaît imprégnée d’une vision très « inclusive » de la laïcité dans laquelle celle-ci est réduite au principe de neutralité de l’État tout en étant associée à une grande tolérance à l’égard des manifestations de religiosité dans l’espace scolaire (ex : voile). Ces jeunes, et tout particulièrement les lycéens musulmans et/ou scolarisés dans les zones d’éducation prioritaire (REP), se distinguent aussi par leur hostilité à toute critique susceptible de heurter la susceptibilité des minorités. Dans ces conditions, comme le subodore très justement François Kraus dans son commentaire en fin de notre article : « il est difficile de ne pas avoir des doutes sur la pérennité de la loi de 2004 ».
Plus d’un lycéen sur deux favorable au port de signes religieux ostensibles au lycée
Si on observe depuis longtemps une réticence grandissante de la jeunesse à la prohibition des signes religieux, c’est la première fois, comme le montre cette enquête, que les lycéens sont majoritairement favorables au port de tenues religieuses dans les lycées publics. Le port de signes religieux ostensibles (voile, kippa...) par les élèves dans les lycées publics s’avère ainsi soutenu par plus d’un lycéen sur deux (52 %), soit une proportion deux fois plus grande que dans la population adulte (25 %).
Cette adhésion à l’expression religieuse des élèves dans l’espace scolaire semble en hausse explique les sondeurs en se référant aux données de l’enquête REDCo [1] (2006-2009). Celle-ci montre qu’il y a une quinzaine d’années, cette idée était majoritairement rejetée (à 58 %) par les élèves de 14-16 ans. Ce hiatus entre les lycéens et le reste de la population se retrouve dans leur net soutien au port de tenues religieuses par des parents accompagnateurs (à 57 %, contre 26 % chez l’ensemble des Français), mais aussi, souligne l’étude, dans leur adhésion beaucoup plus forte à leur port par les agents du service public : 49 % des lycéens y étant favorables pour des policiers ou des enseignants (contre 21 % chez l’ensemble des Français), signe d’une faible imprégnation des principes de neutralité fixés à la fonction publique depuis 1905.
L’enquête, abordant directement la question de l’islam et des injonctions à la pudeur pesant sur les femmes, fait apparaître que le port du « burkini » lors des cours de natation n’est, lui, soutenu que par une minorité de lycéens mais avec, là aussi, un degré d’acception nettement plus élevé (38 %) que dans la population adulte (24 %). Dans tous les cas, ces indicateurs mettent tous bien en exergue un très net clivage générationnel sur la question des tenues religieuses dans l’espace scolaire, mais aussi un clivage entre les lycéens musulmans et les autres.
Une vision « essentialiste » mais « ouverte » du principe de laïcité
Posant la question : pour vous le principe de laïcité c’est avant tout ... ? le sondage en recueille une vision plutôt « essentialiste » : pour les lycéens, la laïcité constitue avant tout un cadre juridique destiné à assurer la séparation du religieux du politique, la liberté de conscience et l’égalité entre les religions. Contrairement à leurs aînés, ils ne l’associent pas à une forme d’anticléricalisme constate l’étude.
En effet, les lycéens se distinguent par leur rejet de l’idée selon laquelle la laïcité consisterait à « faire reculer l’influence des religions dans la société » : seuls 11 % d’entre eux partagent ce point de vue, soit deux fois moins que chez l’ensemble des Français âgés de 18 ans et plus (26 %). À l’inverse, ils affichent leur préférence pour une vision assez minimaliste de la laïcité en l’associant en priorité à un traitement égal des différentes religions (à 29 %, soit 10 points de plus que chez l’ensemble des Français). II est intéressant de noter que cette association de la laïcité à l’absence de discrimination entre les croyants est particulièrement forte dans les rangs des adeptes des religions minoritaires (38 %) - notamment les élèves de confession musulmane (37 %) - mais aussi d’autres catégories souvent plus exposées aux discriminations telles que les personnes perçues comme « non blanches » (42 %) ou résidant dans des banlieues populaires (37 %).
Les auteurs du sondage relèvent que cette lecture littérale de la laïcité fixée par la loi de 1905 va de pair avec une faible politisation du concept : les deux tiers des jeunes interrogés (68 %) estiment que la laïcité ne se rattache à « aucun courant » idéologique particulier, contre 16 % qui l’associent à la gauche, 8 % au centre et 8 % à la droite. Même, son association à l’extrême droite - de l’ordre du possible depuis que le RN s’est emparé du sujet dans une logique « musulmanophobe » - reste marginale, y compris chez les musulmans (4 %).
Des lois « laïques » majoritairement perçues comme discriminatoires envers les musulmans
Lorsqu’il s’agit de juger des lois qui encadrent la place des religions, sans être encore majoritaire, l’étiquette diffamante d’« islamophobie » colle aux textes au point qu’un nombre élevé de lycéens (37 %) les jugent désormais discriminatoires envers les musulmans.
Les accusations de « musulmanophobie » portées depuis des années envers les lois associées (1905, 2004) ou apparentées (2010) à la laïcité n’en imprègnent pas moins fortement les représentations que se font les jeunes de ces dispositifs législatifs. Dans un contexte marqué par un renforcement de la laïcité au sein de l’institution scolaire - via des initiatives comme la Charte de la laïcité (2013), le Vade-mecum pour la laïcité (2018), le Conseil des sages (2018) ou les équipes Valeurs de la République -, on ne peut que constater l’impact des discours décrivant par exemple la loi de 2004 comme une loi de « ségrégation » antimusulmans (Edwy Plenel, janvier 2015) et, depuis son vote, un « durcissement des mesures discriminatoires contre la population musulmane [2] ».
L’étude fait apparaître que ce sentiment n’est pas l’apanage des musulmans (81 %) : il est également partagé par beaucoup d’élèves scolarisés en zone d’éducation prioritaire (55 %), en lycée professionnel (43 % en bac pro) ou se percevant par les autres comme « non blancs » (64 %). Déjà observée par Olivier Galland et Anne Muxel dans leur enquête auprès des lycéens en 2016 [3] - tout particulièrement dans les lycées très populaires et à forte proportion de jeunes d’origine étrangère - cette « solidarité » de segments non musulmans de la population lycéenne serait d’après Olivier Galland le produit d’un « phénomène d’acculturation leur faisant rejoindre les opinions de leurs camarades musulmans lorsque ceux-ci sont très représentés dans l’espace scolaire [4] ».
Le « droit au blasphème » rejeté par une (courte) majorité de lycéens
Le sondage abordant la question du blasphème, récemment remise sur le devant de la scène par l’affaire Mila (2020), révèle que le « droit au blasphème » clive profondément l’opinion lycéenne qui penche désormais contre ce droit, pourtant acquis depuis plus d’un siècle (1881). Ainsi 52 % des lycéens contestent la liberté de se montrer irrespectueux vis-à-vis une religion et ses dogmes, soit une proportion quasi identique à celle observée chez l’ensemble des Français (50 %).
Pour les auteurs de l’étude, cette question du « droit au blasphème » met surtout en lumière, le clivage existant sur ce sujet entre les musulmans et le reste de cette jeunesse scolarisée dans le second degré. En effet, si les jeunes musulmans s’opposent massivement (à 78 %) au droit d’outrager une religion - tout comme les personnes perçues comme « non blanches » (à 65 %) ou habitant dans les banlieues populaires (à 60 %) -, ce n’est le cas que d’une minorité de catholiques (45 %), d’élèves sans religion (47 %) ou non scolarisés en REP (44 %).
Jean-François Mignot, nous explique les auteurs, observait la même tendance dans l’enquête auprès des lycéens dirigée par Olivier Galland et Anne Muxel (2016), et expliquait cette réaction par « une conception de l’islam selon laquelle la critique de la religion, de ses croyances, de ses pratiques témoigne d’un manque de respect envers les croyants eux-mêmes, comme si l’irrévérence envers la religion agressait l’estime de soi des croyants [5] ».
Dans ces conditions, estiment les auteurs de l’étude, il n’est pas étonnant que les lycéens soutiennent moins que la moyenne (à 49 %, contre 59 % chez l’ensemble des Français) le droit des journaux à caricaturer les personnages religieux, sachant que là aussi, l’opposition à cette publication - partagée en moyenne par un lycéen sur quatre (27 %) - est très forte dans les rangs des musulmans (61 %) et, plus largement, chez les élèves se disant « religieux » : à 45 %, contre 22 % chez les élèves non religieux mais pas athées et 15 % chez les athées convaincus.
Enfin, face au choix pédagogique de présenter en cours ces caricatures pour illustrer la liberté d’expression fait par Samuel Paty : 61 % des lycéens estiment qu’il a eu raison de le faire, contre 71 % chez les enseignants du second degré. La proportion de lycéens estimant qu’il a eu tort est globalement de 17 %, avec 48 % d’avis défavorables dans les rangs des musulmans, 27 % chez des élèves en REP et 31 % chez ceux se disant religieux.
La condamnation des attentats de 2015 fait moins l’unanimité
Interrogeant les lycéens sur les attentats contre Charlie Hebdo et l’ Hyper Cacher de 2015, l’enquête montre qu’en quelques années, l’indifférence à cet événement et à ses auteurs a plus que doublé, passant de 4 % en 2016 à 10 % en 2021. Mais si la condamnation des attentats de 2015 semble faire un peu moins l’unanimité, ce sont toujours 84 % des lycéens, âgés de 15 ans et plus, qui continuent de condamner totalement ces actes et leurs auteurs (ils étaient 93 % des 15-17 ans en 2016).
Dans le détail, la proportion d’élèves musulmans n’exprimant pas de condamnation totale à l’égard des terroristes s’avère presque deux fois supérieure (22 %) à celle observée chez les non-musulmans (14 %). Cependant, cette tendance à se montrer émotionnellement indifférent à l’égard des attentats touche plus fortement les élèves en REP - 30 % ne condamnent pas explicitement les auteurs des attentats -, sans doute parce qu’ils voient dans l’irrévérence envers l’islam une forme d’irrespect tellement inacceptable qu’elle légitime la violence. Il faut sans doute y voir l’influence de l’importance donnée à la notion de « respect » dans une jeunesse populaire qui condamne par principe tout contenu potentiellement offensant pour des minorités perçues comme « dominées ».
Toutefois, les différences de cibles entre les deux enquêtes - l’une portant sur tous les jeunes de 15 à 17 ans (2016), l’autre sur les lycéens de 15 ans et plus (2021) - incitent à rester prudent sur ces évolutions et à approfondir plutôt certaines variables d’analyse. Cette analyse montre que la désapprobation radicale du terrorisme fait moins l’unanimité chez élèves musulmans : 9 % « condamnent les terroristes mais partagent certaines de leurs motivations », 2 % déclarent qu’ils « ne les condamnent pas » et 11 % se disent indifférents à l’égard des terroristes ayant assassiné tous ces personnes.
Le point de vue de François Kraus, directeur du pôle « politique / actualités » au Département Opinion de l’Ifop
« Au regard du double clivage mis en exergue par cette enquête - celui entre les jeunes et le reste des Français d’une part, celui entre les jeunes musulmans et le reste de la jeunesse d’autre part -, il est difficile de ne pas avoir des doutes sur la pérennité de la loi de 2004 : son assise politique ne pouvant que s’effriter au fil des années en raison du poids croissant des musulmans en France (18% chez les nouveau-nés masculins en 2016, contre 8% en 1997 [6]) mais aussi d’une forme d’« américanisation » des mentalités qui fait de l’acceptation des expressions religieuses dans l’espace scolaire un marqueur générationnel affectant l’ensemble des jeunes de moins de 25 ans (53%) et pas seulement les minorités religieuses et/ou ethniques. L’intériorisation des notions de droit à la différence et la primauté donnée au respect de la liberté de choix de chacun y sont sans doute pour beaucoup dans une génération qui se distingue par un certain relativisme des valeurs et un grand respect pour les minorités. Ainsi, la question du frein à la liberté de « blasphémer » se posera également sans doute à terme pour une « génération offensée » (Fourest, 2020) qui tend plus toute autre à interpréter la critique à l’égard d’un dogme ou d’un personnage religieux comme une forme d’irrespect envers les croyants eux-mêmes. »
Coordonnées de l’étude : Étude Ifop pour Licra et le Droit de Vivre réalisée en ligne du 15 au 20 janvier 2021 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 006 lycéens âgés de 15 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, type d’enseignement, filière et niveau, secteur, académie, affiliation religieuse).
[1] Enquête européenne sur « la religion dans l’enseignement. Contribution au dialogue ou facteur de conflit dans des sociétés européennes en mutation ? » réalisée entre 2006 et 2009.
[2] Joan W. Scott, La politique du voile, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.
[3] Olivier Galland, Anne Muxel (dir.), La Tentation radicale. Enquête auprès des lycées, Puf, 2018.
[4] Olivier Galland, La laïcité au prisme du regard des jeunes, Telos, 1er décembre 2019.
[5] Olivier Galland, Anne Muxel (dir.), La Tentation radicale, op. cit., p. 174.
[6] cf Jérôme Fourquet L’Archipel français, Points, septembre 2020. p 190
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